le guignol à roulettes
Publié en 2010 dans la revue Fantoche de UNIMA Espagne, le texte qui suit réunit deux personnalités importantes du monde de la marionnette de Barcelone : Toni Rumbau, fondateur du théâtre La Fanfarra et rédacteur du blog Titeresante (l’une des meilleures sources d’information sur le monde de la marionnettes) a interviewé Joan Baixas, marionnettiste, peintre et fondateur du théâtre Claca.
1- Tu es marionnettiste mais aussi peintre, ou « plasticien ». En fait, pendant quelques années tu as abandonné les marionnettes afin de te consacrer à la peinture. Ensuite, tu es revenu au théâtre en y incorporant tes pratiques picturales en direct, misant sur une ligne franche de "théâtre visuel" et maintenant il semble que d'une certaine manière tu reviens dans le monde des marionnettes. Est-ce que tu t’identifies avec cette figure que l'on appelle «marionnettiste»? Qu'est-ce que cela représente pour toi?
Le "théâtre visuel" n’est pas une profession. On pourrait dire que c’est une catégorie académique servant à l’étude de certains spectacles qui portent une attention particulière au traitement dramatique de l'image sur la scène. C'est aussi une catégorie utilisée par le marketing des festivals afin de donner quelques indices au public à propos de spectacles qu’il ne connaît pas. C'est un mot que j'ai utilisé et que j’utilise encore, mais il ne faut pas confondre : tout le théâtre est visuel, et l'utilisation de l'image d'une manière ou d'une autre ne détermine pas une profession.
Je suis un marionnettiste et je suis très content de ma profession; d'abord parce qu'elle n'est pas considérée comme une profession sérieuse, et ça c'est déjà super. Par les temps qui courent dans les milieux artistiques, ne pas être considéré comme sérieux est un honneur. Mais j'aime particulièrement cette profession, car en elle je peux développer, dans un même temps et en dialogue entre eux, plusieurs langages artistiques qui m'intéressent: la peinture, la littérature, la mise en scène ; et je peux le faire d’une forme très malléable, très directe, artisanale.
Ensuite il y a aussi une circonstance assez particulière: les spectacles de marionnettes sont présentés dans des contextes très divers. Un jour tu es devant le public le plus populaire, et peu après tu peux te retrouver dans une atmosphère extrêmement sophistiquée, d’avant-garde, comme par exemple au festival de New York, organisé par la fondation Henson, qui était considéré comme l'événement le plus moderne de la ville, et dans les espaces les plus délicieux. Cette hétérogénéité du public est très saine pour l'artiste, parce que finalement, ce dont il s'agit, c'est que le public se connecte à ce que nous faisons, qu’il se sente interpellé, peut-être touché.
Je me suis transformé en professionnel des marionnettes en 1967, et je l’ai été entièrement dès le premier jour. Il faut dire qu’à cette époque les marionnettistes étaient très peu nombreux, et tournaient tous autour d'une tradition en franche décadence. Ils se dédiaient aux professions les plus diverses, et les marionnettes étaient pour eux un à côté, joué surtout dans les fêtes de famille. J’ai décidé de m'y consacrer exclusivement, et cela s'est avéré économiquement difficile, mais très facile sous d'autres aspects. En ce temps-là, pour pouvoir survivre il fallait faire plus de ceux cent cachets par an, et certaines années nous en faisions presque trois cent. La compagnie s'appelait “Putxinellis Claca” et pendant dix ans, avec ma femme, mes enfants et l'un ou l'autre collaborateur, nous avons fait des milliers de kilomètres dans une fourgonnette, essentiellement en Catalogne et en Espagne, mais aussi en Europe. La chose la plus facile était le rapport avec les gens. Il n'y avait pas de subventions ou d'institutions pour en distribuer, mais nous avons reçu l'aide enthousiaste des artistes, des enseignants, des agitateurs politiques, des curés, des gens de la culture, des associations de quartier. La politique se faisait dans la rue, par des gens en chair et en os, et elle ne se décidait pas dans les chapelles des partis. Cela a duré dix ans, et puis la compagnie s'est élargie et nous sommes devenus le « Théâtre de la Claca ». Pendant ces dix années nous avons chaussé chaque jour nos poupées, devant des publics les plus divers, mais toujours avec les mêmes marionnettes, les mêmes œuvres, parmi lesquelles certaines ont été jouées plus de mille fois. Les mains allaient seules, le personnage se cuisinait au plus profond de l'âme, les voix déformées étaient "mes" voix, venant des entrailles. Cela a été mon école, mon université et mon doctorat, et c'est pour cette raison que je me suis toujours considéré un marionnettiste.
2- Oserais-tu définir ce qu'est une marionnette?
C'est très curieux. Nous les marionnettistes nous passons nos vies à définir ce que sont les marionnettes. C’est un exercice très particulier, et je ne vois rien de tel parmi mes amis peintres ou écrivains. Je ne sais pas pourquoi les marionnettistes font ça. Peut-être parce que les marionnettes peuvent être tellement de choses différentes, et même opposées, que chacun cherche à amener de l'eau à son propre moulin. Eh bien, tant que les définitions ne sont pas trop pompeuses, c'est amusant. Pour ma part je me considère comme un mauvais à cet exercice, mais je suis un bon admirateur de Bartleby, donc « j'aimerais mieux pas ».
3- Au cours de ta carrière, tu as toujours essayé d'avancer sur le terrain de l'innovation, t’engageant dans des projets où le théâtre, les marionnettes et les arts plastiques interagissaient à condition égale. Tu as collaboré ainsi avec des peintres. Il y a eu là, sans aucun doute, des acquisitions et des leçons importantes. Peux-tu les résumer? Quelles pistes d'exploration crois-tu que le Théâtre de Marionnettes a devant soi ?
Quand je pense à ces expériences que tu mentionnes, je suis ému de la chance que j’ai eue. C'est une chance que je me suis cherchée, mais c'était une chance énorme. Travailler avec Miró, Saura, Tàpies, Brossa, Mariscal, Matta et d'autres, a été une merveille et même si des années passent, ce sont des expériences qui sont toujours très présentes, très proches. De fait mon atelier est rempli de leurs dessins et de leurs photos parce que je les considère comme des maîtres qui sont toujours avec moi.
D'eux j’ai appris beaucoup de choses, et je pourrais parler de chacun pendant des heures, mais si il y a quelque chose qu'ils ont tous en commun ce sont trois cadeaux. Le premier, c’est l'artisanat, considéré aussi comme travail méthodique, répétitif, insistant, personnel, la vieille réflexion qu’on ne peut rien obtenir sans effort. C'est une chose très facile à dire, mais extrêmement difficile à faire, cela exige de la concentration, de l'humilité et de la conviction. L'artisanat est la base de l'art, car il permet à l'ego de se retirer à l'arrière-plan, il qui permet que l’œuvre se fasse d'elle-même à travers nous, qui ne sommes rien de plus qu'un support. Cette sensation, tous les grands artistes la racontent, l'expérience claire que l’œuvre se fait d'elle-même, à travers nous.
Mais cette sensation est très puissante chez l’interprète, chez l'artiste qui joue sur scène avec les marionnettes en main, elle est incomparable. On dirait une affirmation rhétorique un peu pédante, mais je crois que beaucoup de marionnettistes nous la connaissons, cette sensation que la marionnette te possède, que tu la suis, tu l'accompagnes, tu la provoques, mais la vie c'est elle. Je pense que le fait que le marionnettiste ne joue pas avec son propre corps, mais que entre lui et le public il y a un objet humanisé, fait que cet instrument génial se charge de pouvoir, se convertisse en bouc émissaire des rituels primitifs, capable de revenir à la vie à chaque représentation, et qui joue un rôle cathartique très amusant et très sain.
La deuxième leçon-cadeau des maîtres c'est la générosité. Pour être un artiste, il faut être généreux dans le plein sens du maudit petit mot. Pour le dire sans protocole, l'artiste travaille pour la bonne ambiance du monde. La mauvaise ambiance vient toute seule, elle arrive en vagues constantes et insistantes, sans que personne ne l'appelle, sans que rien ne puisse l'arrêter. Je parle de la faim, la violence, l'exploitation, la maladie, la mauvaise ambiance pour de vrai. Mais la bonne ambiance il faut la chercher, il faut la créer, la poursuivre, la construire petit à petit. Cela signifie la générosité avec la vie, confiance en l'expérience, dans les connaissances, dans la communication. Miró disait que l'important ce n'est pas l’œuvre en elle-même, l'important ce sont les graines que l’œuvre fait germer à l'intérieur des personnes.
Et la troisième chose c'est la radicalité, aller aux racines, au fond des choses. Dans les racines il y a l'énergie première, l'échange des jus avec la nature, ce qui naît de l'obscurité, du monde souterrain. La radicalité est ce qui importe, c'est la boussole. C'est une posture personnelle, un sentiment constant. Brossa disait que la nouveauté n'est pas nécessairement intéressante pour elle-même, la nouveauté peut parfois être très vulgaire et très morte. L'intéressant c'est l'originalité et l'originalité vient de Origine. L'artiste doit aller à l'origine de lui même pour en faire don à la tribu. C'est son travail, donner, distribuer les cartes, remuer le fond pour que l'eau se trouble et que le cœur s'éclaircisse, s'immerger dans l'invention constante et insistante de l'originalité la plus antique. L'original est ancestral et radical. Dans son origine, à sa racine, chaque personne est bien distincte de toutes les autres.
Et pour répondre à la deuxième partie de ta question, je pense que les marionnettes ont devant elles autant de champ que les autres arts, inépuisablement et d'une manière spéciale. J'aime penser aux marionnettes dans le théâtre - pas celles du cinéma ou de la télévision, qui ont des obligations de code qui les appauvrissent trop. Les marionnettes dans le théâtre sont au théâtre d'acteurs ce que la poésie est au roman: un monde à part, fait des mêmes mots, tenu par la même grammaire, mais dans une expérience totalement différente. Je ne sais pas comment mettre cela par écrit, je ne trouve pas les mots, mais il me semble que dans la poésie le battement de la vie est comme plus pur, plus chaud. La poésie ne peut être expliquée que par des mots poétiques (ta langue dans ma bouche comme la fleur de l’agonisant). Eh bien, quelque chose de similaire arrive au théâtre de marionnettes, qui est pure poésie et son habitat est l'univers, olé!
4- Après quarante ans de profession, qu'apprécies-tu le plus de tes débuts ? Y a-t-il quelque chose à sauver ? Dans le contexte de ta longue carrière, quels sont les objectifs artistiques actuels et futurs? Penses-tu que le marionnettiste se développe avec l'âge et l'expérience, et dans quel sens?
Comme tu le sais, puisque notre amitié remonte à ces temps anciens, j’ai débuté avec des fourgonnettes et des cachetons, et j’en garde un souvenir qui n’a pas de prix. Je me suis amusé et j’ai beaucoup appris. Ce qui me reste de cette époque c’est le contact avec les différents publics et l'enthousiasme des gens dans ces années soixante et soixante-dix, quand tout nous paraissait possible. Ce furent dix ans d'apprentissage dur et beau. Mais toute ma vie professionnelle est pleine de plaisirs, de joies et d’amis, je ne ressens aucune nostalgie pour un moment en particulier.
Maintenant, j’ai le projet de créer une nouvelle compagnie et de revenir sur le circuit international, duquel je me suis éloigné un peu au cours des dernières années. Je suis en train de préparer un spectacle, "Zoe", sur une fille brésilienne qui commet un meurtre horrible. C’est un spectacle avec plusieurs scènes de marionnettes et cela me plaît parce que depuis plusieurs années je m’occupe de mise en scène et de peinture, et je ne joue pas comme interprète. En même temps, je suis en train de préparer une installation avec des peintures et des écrans vidéo et d'autres projets qui se présentent. Mes travaux ont toujours un long temps de gestation et ils se superposent les uns aux autres.
Cette histoire de grandir avec l’âge, je ne sais pas, que veux-tu que je te dise? Certainement, on devient vieux, c’est indubitable et il n’y a pas de remède à cela. On apprend des choses au long de la route, bien sûr, mais la valeur de l'expérience est très relative. Je ne pense pas que l’expérience est meilleure que l’inexpérience, qui peut être un outil d'une très grande force. Chaque moment de la vie a son ange, son génie, la fleur dont parlait Zeami, d'abord parce que tu as la force, puis davantage de malice, je ne sais pas, chat échaudé ... Ce qui importe vraiment c’est le processus, le devenir et le polir l’outil. Ce qu’il y a de mieux, dans une longue trajectoire, c’est de regarder en arrière et d'être capable de sourire.
Toni Rumbau
Traduction : Pierre:alain Rolle
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